Ce que je ne veux pas savoir

Deborah Levy

Éditions du sous-sol, 2020

 

Autobiographie vivante

Dramaturge, poétesse et romancière, Deborah Levy, née à Johannesburg en 1959, a entrepris un projet de trilogie autobiographique qu’elle nomme living autobiography et dont Ce que je ne veux pas savoir constitue le premier volet, et Le Coût de la vie le deuxième. Le troisième volume de ce triptyque devrait paraître en avril 2021 en Angleterre. Entre l’essai marqué par le féminisme, l’observation de choses vues, le récit d’enfance et de vocation, le récit de voyage, la tentative de renaissance après une grave dépression, ces livres aussi minces que denses et précieux évoquent aussi la fameuse phrase d’Agnès Varda à propos de ses films : « Je me souviens pendant que je vis. » La citation de Georges Perec, en épigraphe du premier volume, dessine bien un programme d’écriture et d’existence : « Il faudra bien, un jour, que je commence à me servir des mots pour démasquer le réel, pour démasquer ma réalité. »

Le livre s’ouvre sur un printemps de dépression qui se manifeste surtout « sur les escalators de gares » : « Comme surgies de nulle part, les larmes coulaient de mon corps et le temps que j’arrive au sommet et sente le souffle du vent, je devais vraiment prendre sur moi pour arrêter de sangloter. » L’auteure décide alors de partir pour Palma de Majorque, dans une pensión où elle a déjà séjourné, notamment « à la fin de la trentaine », amoureuse et « aussi heureuse qu’il est possible de l’être. Quand le bonheur est là on a l’impression de n’avoir rien connu avant, le bonheur est une sensation qui ne connaît que le présent de l’indicatif. » Elle décide de visiter le monastère où George Sand « (qui, en réalité, se prénommait Amantine Aurore Lucile) » et Frédéric Chopin ont séjourné durant l’hiver 1838-1839 : « Le monastère paraissait plutôt sinistre comme endroit où séjourner avec des enfants et où vivre une histoire d’amour. Le guide m’informa qu’elle n’avait pas eu d’autre choix car personne n’osait recevoir Chopin, à qui on avait diagnostiqué une tuberculose. J’admirais cette femme qui tâchait de rester joyeuse pour ses enfants et écrivait à son bureau en portant le pantalon de Chopin, plutôt que de gâcher sa vie à pleurer sur son sort. »

L’écrivaine qu’elle cite le plus volontiers, à part Simone de Beauvoir et Virginia Woolf, est Marguerite Duras, et surtout La Vie matérielle : « [Elle] portait des lunettes surdimensionnées et avait un ego surdimensionné. Son ego surdimensionné l’aidait à réduire en bouillie les illusions concernant la féminité sous les semelles de ses chaussures – qui étaient plus petites que ses lunettes. Quand elle n’était pas trop soûle, elle retrouvait l’énergie intellectuelle pour passer à l’illusion suivante et la réduire, elle aussi, en bouillie. Quand Orwell parlait du pur égoïsme comme d’une qualité nécessaire à un écrivain, il ne pensait peut-être pas au pur égoïsme d’une écrivaine. Même la plus arrogante des écrivaines doit mettre les bouchées doubles afin de se constituer un ego assez robuste pour lui permettre de survivre au premier mois de l’année, alors survivre jusqu’au dernier, n’en parlons pas. L’ego durement gagné de Duras me parle à moi, à moi, à moi, en toute saison. […] Marguerite Duras suggérait-elle que les femmes tiennent plus de la banlieue bien éclairée que du continent noir ? » Ces quelques lignes mettent bien en évidence le talent de Deborah Levy, son humour délicat, son sens de l’observation et de la formule, ainsi que la façon très concrète dont elle élabore sa pensée et ses références.

Au début de la deuxième partie de ce livre, on retrouve l’auteure à cinq ans, à Johannesburg, où elle fait un bonhomme de neige avec son père. Dans la nuit, il est arrêté, parce qu’il est membre de l’African National Congress, par des hommes « dont je sais, parce que j’ai surpris une conversation entre papa et maman à leur sujet, qu’ils torturent les gens et qu’ils ont parfois des croix gammées tatouées sur les poignets. » Cet événement dramatique est raconté à hauteur d’enfant, sans aucun pathos, mais avec une forme de poésie encore plus poignante : « Qu’est-ce qu’un bonhomme de neige ? C’est une présence paternelle ronde fabriquée par des enfants pour garder un œil sur la maison. Il pèse lourd, il ne manque pas de matière, mais manque de substance, il est fragile, spectral. À la seconde où on lui a donné des yeux en biscuit, j’ai su qu’il s’était transformé en fantôme de neige. » De prison, son père lui écrit : « N’oublie pas de dire ce que tu penses à voix haute et pas juste dans ta tête. Des bisous jusqu’au ciel. » C’est sans doute alors qu’elle naît à l’écriture : « On m’avait conseillé de dire ce que je pensais à voix haute plutôt que dans ma tête, mais j’ai décidé de le faire par écrit. […] J’ai trouvé un stylo et j’ai essayé de mettre des mots sur mes pensées. En gros, ce qui a jailli sur la page en sortant du stylo rassemblait tout ce que je ne voulais pas savoir. » Elle a neuf ans quand son père rentre à la maison. « Son visage est gris pâle comme de la neige sale. Il n’y a que ses yeux qui bougent. Ses bras sont raides le long de son corps. Papa est rentré, il est parfaitement immobile et silencieux, debout dans le jardin. C’est comme s’il était blessé. Au plus profond de lui. » […] Deux mois plus tard, la famille quitte Johannesburg. « Je ne veux rien savoir de mes autres souvenirs d’Afrique du Sud. Quand je suis arrivée au Royaume-Uni, ce que je voulais, c’était de nouveaux souvenirs. »

Le sentiment de l’exil, ajouté à la séparation de ses parents en Angleterre, se trouve aussi à la source de son écriture, dont le lecteur apprécie le sens du détail, de l’autodérision, et la précision dans la construction des scènes et l’évocation des sentiments, comme si la future écrivaine voulait porter des vêtements trop grands pour elle, et s’apercevait, à force de travail et de justesse, qu’ils sont parfaitement à sa taille : « À quinze ans, je portais un chapeau de paille noir dont le bord était percé de trous carrés et j’écrivais sur des serviettes en papier dans la gargote près de l’arrêt de bus. J’avais une vague idée de la façon dont les écrivains étaient censés se comporter parce que j’avais lu des livres sur des poètes et des philosophes français qui buvaient des expressos dans des cafés pendant qu’ils écrivaient combien ils étaient malheureux. […] j’organisais mon escapade du samedi matin à la gargote aussi méticuleusement que le casse d’une banque. » Plutôt que de s’enfermer dans ces clichés finalement peu féconds, elle décrit pour le plus grand plaisir du lecteur, ce qui vient se mettre en travers de sa volonté d’écrire, et la nourrit en même temps de manière bien plus originale : « Ces projets ont failli être ruinés de manière spectaculaire par une nuée d’abeilles suicidaires. Un pot de miel – ouvert, bien sûr, puisque rien n’avait de couvercle dans notre maison – avait défié toutes les lois de la gravité en tombant de son étagère dans le lave-linge. […] J’avais donc pour tâche supplémentaire (dans la famille, nous avions tous des corvées le samedi) de récupérer les abeilles et le miel à la petite cuiller dans le tambour et de me débarrasser des cadavres. À quatre pattes, la tête coincée dans la machine, j’ai songé que c’était comme ça que les poétesses suicidaires en finissaient avec la vie, sauf que c’était dans le four qu’elles mettaient la tête. » Le sens de l’allusion est magistral (Simone de Beauvoir et Sylvia Plath), l’humour salvateur, et la plume très déliée pour décrire cette scène si vraie qu’on croit la voir. Avec Deborah Levy, même le désespoir a un goût de miel et le suicide a des airs de vaste blague.

Mais de l’humour aussi il faut se méfier quand on est une femme qui veut écrire, et sur qui tout le monde est prêt déjà à plaisanter : « Cette façon que nous avons de rire. De nos propres désirs. Cette façon que nous avons de nous moquer de nous-mêmes. Pour devancer les autres. Cette façon dont nous sommes programmées pour tuer. Nous tuer. Mieux vaut ne pas y penser. » En cela, son livre est une incitation pour chacun, et surtout pour chacune, à explorer ce qui se cache derrière ce titre mystérieux et paradoxal : « Ce que je ne veux pas savoir. C’est sans doute la meilleure manière d’accéder à sa vérité, en ayant très clairement conscience que l’intime a une « visée politique », comme l’indique le premier chapitre (reprenant l’ordre des chapitres de Pourquoi j’écris, publié par George Orwell en 1946). Pour trouver une « chambre à soi », selon la fameuse revendication de Virginia Woolf, il faut aussi savoir explorer les lieux obscurs de sa vie, et accepter de se décentrer pour écrire pour soi vers l’autre, trouver sa voix, qui est aussi une voie et un voyage : « Une femme qui écrit ne peut pas se permettre d’éprouver sa vie trop clairement. Si elle le fait, elle écrira dans la rage quand elle devrait écrire dans le calme. […] Pour devenir écrivaine j’avais dû apprendre à interrompre, à parler haut, à parler fort, puis bien plus fort, et à revenir simplement à ma propre voix qui ne porte que très peu. Notre conversation m’avait conduite dans des lieux que je ne voulais pas revoir. » Cette voix « qui ne porte que très peu» atteint le lecteur au plus juste, au plus intime et au plus blessé de lui-même pour résonner en lui longtemps et l’inciter à mener à son tour cette recherche pour lui-même.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 46